CHAPITRE 4

Emerson n’avait jamais vu ces fameux calices, puisque tout ce qui est religion établie lui inspire une aversion instinctive et qu’il refuse d’entrer dans une église, mosquée ou synagogue. Il fut forcé de me croire sur parole, mais même s’il avait osé douter de ce que j’affirmais, il aurait été contraint d’admettre cette conclusion. Les calices volés à l’église de Dronkeh étaient de précieuses antiquités, chargées de siècles. On ne devait pas en voir traîner beaucoup de semblables, comme le dit crûment Emerson, l’air sombre.

— Mais pourquoi les rendre ? insista-t-il. (Puis son visage s’éclaira.) Attendez… attendez, Peabody, j’y suis. Le voleur, ce n’est pas votre fichu Maître Criminel, mais un amateur qui a cédé à une soudaine tentation, espérant que le Maître Criminel serait accusé du vol. Il s’est repenti, et les a rendus.

— À nous ? Si c’était le cas, Emerson, le voleur pris de remords aurait rendu les objets à l’église. Non, c’est un défi lancé par notre vieil adversaire, Emerson, ce ne peut être que ça.

— Peabody, je déteste l’habitude que vous avez de sélectionner une théorie parmi une multitude d’autres et de proclamer haut et fort que c’est la seule possible. Mon explication est tout aussi plausible que la vôtre.

Après plus ample discussion, Emerson dut convenir que le paquet avait dû se trouver parmi ceux que nous avions emportés du Caire. La façon impeccable dont il avait été emballé l’aurait fait immédiatement remarquer parmi les affaires qu’Abdullah avait fait transporter depuis Mazghunah, car pour Abdullah empaqueter consistait à tout fourrer dans un sac qu’il jetait sur le dos d’un âne.

Nous tombâmes également d’accord pour dire qu’il était on ne peut plus facile à quelqu’un de glisser le paquet parmi ceux qu’Emerson avait fait venir du bazar. L’une des fonctions du garçon d’étage était de recevoir les livraisons et de les déposer dans notre chambre. Et il n’y avait aucune raison pour qu’il eût prêté spécialement attention à tel ou tel paquet en particulier.

— Très juste, fis-je pensivement. Et pourtant, Emerson, ce paquet me fait une drôle d’impression. Je ne peux pas dire comment je le sais, mais je suis convaincue que le Maître criminel l’a livré lui-même. Que nous avons été épiés toute cette journée-là, que notre départ de l’hôtel a été observé, que, si nous avions été là, nous aurions vu un homme se balader tranquillement dans le couloir, le paquet à la main, échapper à la vigilance du garçon d’étage – qui, comme vous le savez, est profondément endormi la plupart du temps –, pénétrer dans notre chambre, déposer le paquet parmi les autres, attendre pour jouir de notre déconfiture et de notre ahurissement…

— C’est votre intuition qui vous inspire tout cela, je présume, dit Emerson avec un ricanement à demi convaincu.

— Autre chose que l’intuition. Je ne peux pas vous dire de quoi il s’agit… Ah, j’y suis ! (Je ramassai l’emballage jeté par terre et le retournai entre mes mains. Oui, c’était bien là, ce n’était pas le fruit de mon imagination : une tache de gras ou de graisse apparemment, aussi large que la paume de ma main. Je la portai à mes narines et reniflai.) Je le savais ! m’écriai-je, triomphante. Tenez, Emerson, sentez vous-même.

Emerson recula comme je lui mettais le papier sous le nez.

— Bon sang, Amelia…

— Sentez. Juste là, cette tache de graisse. Eh bien ?

— Ma foi, c’est de la graisse animale, marmotta Emerson. De mouton ou de poulet. Et alors, qu’en déduire ? Les gens d’ici n’ont pas l’habitude de se servir de couteaux ni de fourchettes, ils mangent avec leurs doigts et…

Puis il changea d’expression, et je compris que son intelligence, égale à la mienne, était parvenue à la même conclusion. Je savais aussi qu’il était trop têtu pour l’admettre.

— De la graisse de poulet, dis-je. Rien d’étonnant à ce que Bastet ait refusé la viande que Ramsès avait rapportée de Mena House. Elle s’était gavée de poulet. Emerson, ce gredin, ce remarquable, cet astucieux scélérat, a séduit notre chatte !

 

Emerson ne contesta pas ma déduction. Il s’en moqua, s’en gaussa, la railla. Il continua même après que nous nous fumes retirés pour la nuit. Nos matelas avaient été placés côte à côte sur le toit. La brise fraîche, le doux clair de lune, l’exquise mais indescriptible senteur du désert – voire l’odeur du crottin des ânes, montant de la cour en contrebas – auraient dû tout particulièrement favoriser les tendres épanchements conjugaux. Et cependant, pour pratiquement la première fois depuis notre mariage, les démonstrations d’Emerson ne furent pas à la hauteur de l’occasion. Il en fut ridiculement affecté.

— Je m’attends tout le temps à voir surgir la tête de Ramsès au-dessus du paravent, grogna-t-il. Je n’arrive pas à me concentrer, Amelia. Demain soir nous irons dans l’anfractuosité. Ramsès n’aura rien à craindre ici, avec Nemo dans la pièce d’à côté et nos hommes qui gardent l’enclos.

— Malgré toute mon envie de dormir là où vous dites, Emerson, je ne crois pas que cela serait prudent. Pas après cette nouvelle preuve de la perversité et des terribles pouvoirs du Maître criminel. Nous sommes à peine en Égypte depuis trois jours, et il nous a déjà provoqués deux fois. Nous devons faire attention, Emerson, très attention. La tentative d’enlèvement dont a été victime Ramsès était-elle censée réussir, ou bien était-ce seulement une démonstration de ce que cet homme est capable de faire s’il le veut ? Et après ça, si vous vous rappelez, M. Nemo s’est retrouvé parmi nous.

Au beau milieu de ce discours, Emerson avait tiré la couverture sur sa tête. Bien qu’il fît semblant de ronfler, je savais qu’il m’écoutait toujours, car la partie de son corps qui touchait le mien était raide comme du bois.

— Était-ce l’intention du Maître criminel ? poursuivis-je pensivement. Faire entrer un complice dans notre intimité ? Quant au retour des calices, c’est une autre énigme. Pourquoi a-t-il abandonné son butin ? Je vous dis, Emerson, les subtiles machinations de ce grand esprit criminel…

Emerson se redressa en poussant un rugissement qui résonna dans la nuit tranquille. En écho s’entendit l’étrange toussotement d’une hyène rôdant dans le désert.

— Chut, Emerson, l’implorai-je. Vous allez réveiller tout le village… sans parler de Ramsès. Qu’est-ce qui vous prend, que diable ? Je parlais du Maître criminel…

— J’ai entendu. (Emerson baissa la voix. La couverture était tombée, dénudant son corps jusqu’à la taille et dévoilant du mien plus qu’il n’était convenable. Hypnotisée par les muscles saillants de la large poitrine d’Emerson qui essayait de reprendre souffle, je ne la remis pas en place. Emerson poursuivit, sifflant entre ses dents :) Comment pouvez-vous continuer à parler de ce… de cette créature en un moment pareil ? Et en de tels termes de… de respect, ou presque ? Bon sang, Amelia, à vous entendre on pourrait croire que je suis incapable de me mesurer à celle canaille ? Crénom ! Si vous croyez que je ne suis pas assez homme…

— Mon cher Emerson…

— Taisez-vous, Peabody. Si vous avez des doutes sur ma force d’âme, je vais vous prouver que vous avez tort.

Ce qu’il fit, avec une telle détermination et un tel zèle que lorsque, plus tard, il me demanda ce que je pensais de la situation, je fus en mesure de répondre avec une totale sincérité que ses arguments avaient été parfaitement convaincants.

 

Je me réveillai à l’aube, comme c’est mon habitude en Égypte, quelles que soient les distractions de la nuit. Notre perchoir m’offrait une vue incomparable sur l’admirable lever de soleil et je demeurai allongée quelque temps, plongée dans la béatitude d’un demi-sommeil, regardant le ciel qui s’embrasait à l’est de douces lueurs dorées et roses. La respiration régulière d’Emerson faisait voleter les cheveux sur mon front. Au bout d’un moment, un vague malaise vint troubler l’agréable torpeur de mon esprit, et je relevai la tête. Par chance je ne soulevai aucune autre partie de mon corps, car la première chose que je vis fut la tête de Ramsès, apparemment détachée du reste de sa personne, et qui me regardait avec solennité. L’apparition était des plus étranges, et j’en fus presque saisie, puis je compris que tout sauf sa tête était caché par l’escalier menant au toit.

— Qu’est-ce que tu fais là ? chuchotai-je.

— Je suis venu voir si vous et Papa étiez réveillés. Comme c’est le cas, je vous ai apporté une tasse de thé. J’ai essayé de monter deux tasses, mais malheureusement j’en ai laissé tomber une, l’escalier étant extrêmement pentu et mon…

Je plaçai un doigt sur ses lèvres et lui montrai Emerson, qui s’agitait nerveusement.

Le cou et les épaules étroites de Ramsès émergèrent de l’escalier, et je vis qu’il tenait en effet une tasse à la main. Restait à voir si elle contenait vraiment du thé. J’en doutais fortement. Je commençai de me redresser, puis me rappelai que, vu l’extrême lassitude qui avait suivi la conclusion de ma discussion avec Emerson, j’avais négligé quelque chose.

Je renvoyai Ramsès et cherchai mes vêtements à tâtons. Les enfiler sous la couverture sans réveiller Emerson n’était pas facile. Lorsque j’eus terminé, j’étais de l’avis d’Emerson : nous ferions aussi bien de nous installer là où il disait. Ramsès était encore plus gênant quand il n’était pas là que quand il était là, étant donné qu’on ne sait jamais à quel moment il peut faire une apparition.

Il y avait à peu près le huitième d’une tasse de thé au fond de la tasse. Le reste avait été répandu dans l’escalier, comme je le découvris en commençant à le descendre.

Toutefois, c’était une aimable intention, et je remerciai Ramsès que je trouvai occupé à faire des toasts sur le poêle.

— Où est M. Nemo ? m’enquis-je.

— Dehors. Je lui ai proposé de lui préparer une légère collation, mais il m’a dit qu’il ne voulait pas de fichu thé ni de fichus toasts, et…

Je sortis, laissant Ramsès continuer à pérorer. Nemo était accroupi sur le banc. Il avait remis son turban dégoûtant et ressemblait de nouveau à un Égyptien de la plus basse extraction. Je n’aurais jamais pu le confondre avec l’un de nos hommes, car ceux-ci se targuent de l’élégance de leur mise, et savent se montrer aussi soigneux que les circonstances le leur permettent. Ils avaient fini leur repas du matin et l’on voyait tourbillonner autour du feu de camp les djellabas à rayures bleues et blanches. Abdullah, qui avait l’air d’un noble patriarche de la Bible avec sa djellaba préférée blanche comme neige, me salua et je lui répondis de même, ajoutant qu’Emerson serait bientôt prêt à partir pour le site.

Nemo n’avait ni bougé ni parlé.

— Vous feriez mieux de manger quelque chose, lui conseillai-je.

— Je vais bien comme ça.

J’aurais volontiers poursuivi la discussion, mais une main m’agrippa et me fit rentrer dans la maison. C’était Emerson, en grande tenue et plein d’allant. Dans l’autre main il tenait un bout de pain brûlé, qu’il était en train de mâchonner.

— Laissez-le tranquille, dit-il après avoir avalé le bout de pain peu ragoûtant avec une grimace. Il regrette manifestement l’accord passé avec nous et lutte contre le désir de succomber à la tentation de la drogue. Il faut qu’il livre combat tout seul.

— Si c’est le cas, Emerson, il a d’autant plus besoin de se nourrir. L’opium et le haschisch, lorsqu’on en abuse…

— Il n’en a pas abusé. (Emerson me tendit la fourchette à rôtir. Je saisis la fourchette, saisissant par la même occasion ce qu’il voulait. Tandis que je préparais un nouveau toast, Emerson poursuivit :) En fait, je suis sûr qu’il n’est dépendant ni de l’opium ni du haschisch. Il s’y adonne, tout comme certains hommes boivent plus que de raison, afin d’oublier ses malheurs, et aussi parce que la drogue semble être aux yeux des jeunes sots une façon romantique d’échapper à la réalité. Son état de santé prouve qu’il ne s’y adonne pas depuis longtemps ni souvent. Sinon, son visage serait d’une pâleur de plomb caractéristique, son corps serait d’une maigreur squelettique, il serait léthargique et fuirait l’effort physique. Tout effort physique de quelque nature qu’il soit, ajouta-t-il avec un sourire entendu.

— Mmmm, fis-je. Ma foi, je ne sais trop, Emerson, mais en tout cas il n’a pas reculé devant l’effort le soir où il a délivré Ramsès.

— Il était sans doute sous l’emprise de l’opium à ce moment-là, expliqua calmement Emerson. Consommé avec modération, l’opium joue le rôle de stimulant.

— Vous paraissez en savoir beaucoup sur le sujet. (Je jetai un coup d’œil autour de moi et constatai avec soulagement que Ramsès s’était éclipsé.) Emerson… Avez-vous déjà…

— Oh oui. Uniquement à titre expérimental, précisa-t-il. Je n’en apprécie ni les sensations ni les effets secondaires. Lorsqu’il est utilisé avec modération, cependant, l’opium ne semble pas plus nocif que le tabac ou l’alcool.

— Je crois avoir entendu dire que c’était le cas, et puis également que ceux qui risquaient le plus souvent de devenir dépendants étaient des individus de faible volonté, qui pourraient tout aussi bien devenir alcooliques, qui n’ont pas la moindre moralité et s’adonnent fréquemment à d’autres turpitudes.

Emerson avait dévoré les toasts aussi rapidement que je les lui avais servis. Il éclusa alors sa troisième tasse de thé et se leva d’un bond de sa chaise.

— Je ne voudrais pas critiquer, Peabody, mais vous faites sacrément durer le petit déjeuner. Nous avons du travail, vous savez.

À la demande d’Emerson, Abdullah avait déjà engagé le nombre nécessaire d’ouvriers. Emerson déteste cette tâche, comme il abhorre toutes les tâches qui l’empêchent de se livrer aux fouilles proprement dites. Lorsque nous ouvrîmes les grandes portes, nous vîmes un imposant attroupement qui nous attendait patiemment. Les hommes étaient accroupis par terre. Certains d’entre eux avaient travaillé pour nous l’année précédente. Leurs robes et leurs turbans indigo foncé, signe distinctif des coptes, contrastaient fortement avec la tenue aux rayures bleues et blanches délavées des musulmans. Tout autour du groupe d’adultes, les enfants couraient en tous sens avec la splendide énergie de la jeunesse, jouant et poussant des cris d’une voix suraiguë.

Pendant qu’Emerson accueillait et passait en revue les hommes sélectionnés par Abdullah, je disposai mes fournitures médicales sur une table pliante et dispensai mes soins aux malades qui attendaient ma visite. Je donnai du sulfate de cuivre contre l’ophtalmie omniprésente et de l’ipecacuana contre les maladies intestinales. Emerson en eut terminé avant moi et se mit à faire les cent pas, attendant que j’aie fini, sans, malgré tout, se plaindre du retard. Car sous ses abords bourrus Emerson cache le cœur le plus tendre du monde et ne reste jamais insensible aux souffrances des moins fortunés. Dès que le dernier patient fut parti, cependant, il me saisit par la main et prit la direction du site, criant aux hommes de le suivre.

— Cela donne l’impression d’être général, n’est-ce pas, Peabody ? commenta-t-il, d’excellente humeur.

Je jetai un coup d’œil derrière moi sur le ramassis qui se traînait à notre suite.

— J’ai plutôt l’impression d’être à la tête d’une croisade insensée. Où est Nemo ?

— Sur les talons de Ramsès, répondit Emerson en souriant. Je pense que notre garçon aura plus de mal à le semer ou à le corrompre que Selim. Je compte bien abattre beaucoup de travail utile cette saison-ci, Peabody. Sans être interrompu, Peabody !

Je savais que le pauvre cher homme se faisait des illusions, mais je lui épargnai mes doutes. Il était difficile d’évoquer des idées de meurtre, d’enlèvement et d’agression par une telle matinée. L’air était frais, et la pureté de l’atmosphère aiguisait tous les sens. Les sons portaient plus loin, la vision semblait plus perçante, et la peau picotait au moindre contact. J’inspirai l’air salubre à grandes goulées, et bien qu’Emerson marchât d’un pas vif, je n’avais aucun mal à le suivre.

Nos pas étaient accompagnés du cliquetis musical du matériel accroché à ma ceinture. J’estime tous ces objets essentiels lors de nos fouilles : allumettes dans une boîte étanche, petites flasques d’eau et de brandy, nécessaire d’écriture, couteau de poche, etc. Emerson n’aime guère que je transporte tous ces objets, car il se plaint de ce que leurs bords tranchants gênent les embrassements impulsifs auxquels il a coutume de se livrer. Mais en au moins une occasion ma « châtelaine », comme je l’appelle en plaisantant, avait servi à nous sauver la vie. Il n’avait pas changé d’avis, mais il le garda pour lui-même cette fois-ci.

Depuis ma première saison en Égypte, où je me suis parfois trouvée gênée, voire dangereusement entravée, par les absurdes tenues que la mode impose aux formes féminines qui n’en peuvent mais, je ne cesse de raffiner et d’améliorer mon costume de travail. Les grands couturiers de Paris ont beau n’avoir jamais reconnu leur dette envers mes innovations – et ne la reconnaîtront sans doute jamais, car l’envie caractérise ces gens-là –, je suis convaincue que mes idées audacieuses ont influencé des créateurs tels que Worth et Lanvin. L’année précédente j’avais trouvé un ensemble, qu’on appelle une robe de cycliste, comportant beaucoup de mes inventions, et qui était à la dernière mode de Paris. Je m’étais donc fait confectionner plusieurs versions de ce costume, non pas dans la veloutine brune du modèle original, bien peu pratique, mais en serge et en légère flanelle. Les couleurs plus sombres qui conviennent mieux en Angleterre et en Europe, s’harmonisant aux teintes naturelles de la vilaine boue française et de la bonne vieille poussière anglaise, ne sont pas appropriées en Égypte. Aussi m’étais-je permis des teintes gaies, sur lesquelles ne se voient ni le sable ni la poussière. Pour fêter notre premier jour, j’avais endossé la tenue la plus gaie de ma garde-robe. Le large pantalon turc, serré aux genoux, était si ample que, quand je restais bien droite sans bouger, la séparation n’était plus apparente. De solides bottes et des guêtres complétaient la partie inférieure de ma tenue. Je portais une courte veste croisée boutonnée sur un chemisier blanc assorti d’un col et d’une cravate. Une large ceinture de cuir, munie des accessoires dont j’ai parlé plus haut (et bien sûr d’un pistolet dans son étui de cuir), soutenait le pantalon. Le tissu était cramoisi, la couleur préférée d’Emerson. Certes, d’aucuns auraient pu trouver la couleur un peu voyante pour une expédition archéologique, mais j’estimais que cela ajoutait une touche colorée.

Bien que je ne me sois jamais beaucoup souciée de mon apparence, je dois sincèrement reconnaître que mon moral est au plus haut quand je sais que je suis à mon avantage. J’estime qu’il n’y a pas de mal à cela. C’est faire preuve d’un légitime amour-propre, sans lequel personne, ni homme ni femme, ne saurait accomplir de grandes choses. Ce matin j’avais conscience d’être à mon avantage. Si j’y ajoutais la joie que je me faisais de la fouille des pyramides, la pâle lumière dorée de la matinée, la présence de l’homme qui était à mes côtés et m’entraînait précipitamment dans son enthousiasme, je savais qu’il n’y avait point au monde de femme plus heureuse que moi.

Je compris que je ne pourrais pas pénétrer à l’intérieur de la pyramide ce jour-là. En fait, ce plaisir serait une distraction de mes heures de loisir et non pas un travail, car Emerson avait décidé de commencer par les vestiges des structures annexes longeant le monument principal.

Il y avait vraiment l’embarras du choix. Au nord se trouvait un amoncellement de pierres, jadis un tombeau de la même forme, mais nettement plus petit. Nous nous attendions aussi à trouver à côté de la pyramide les vestiges du temple funéraire. Depuis ce bâtiment une longue chaussée surmontée d’un toit avait autrefois traversé le désert jusqu’au bord des terres cultivées. De surcroît, la terre tout autour du tombeau royal abritait les sépultures de courtisans et de membres de la famille, tout comme les chrétiens voulaient jadis que leurs tombes fussent placées près du tombeau d’un saint célèbre, dans l’espoir, peut-on supposer, que la sainteté de son corps imprégnerait les moins dignes. La superstition, hélas, est une faiblesse humaine élémentaire, et qui ne concerne pas que les païens.

Faisant halte au sommet d’une crête, Emerson plaça les mains en visière et contempla le paysage. La brise ébouriffait ses cheveux bruns et plaquait sa chemise en flanelle contre sa poitrine musclée. Un frisson de plaisir (essentiellement) esthétique me parcourut comme je le regardais.

— Eh bien, Peabody, par quoi attaque-t-on ? s’enquit-il.

— Je suis sûre que vous avez déjà décidé, répondis-je. Nous avons interminablement discuté de cette question, sans tomber d’accord, et je sais que vous agirez à votre guise quoi que je dise.

— Peabody, je vous ai expliqué à maintes reprises les raisons que j’avais de remettre à plus tard les fouilles de la petite pyramide annexe. Je suppose, vu votre goût prononcé, qu’une petite pyramide est préférable à pas de pyramide du tout, mais je crois que nous ferions mieux de rechercher les tombeaux privés et le temple.

Avant que je ne puisse répondre, une voix haut perchée intervint avec insistance :

— Si je peux me permettre de donner mon avis, je proposerais de commencer par la chaussée. Cette ligne traversant le désert, et que l’on discerne facilement depuis cette petite hauteur, en marque certainement le tracé d’origine, et si nous la suivions jusqu’au…

Emerson et moi-même parlâmes au même instant.

— Oui, oui, mon garçon, dit Emerson.

— Ramsès, tais-toi, dis-je.

M. Nemo se mit à rire.

— Est-ce ainsi que les choses se passent ?

Heureuse de le voir d’humeur plus enjouée, je lui demandai :

— Et quel est votre avis, monsieur Nemo ?

Nemo se gratta le flanc. Ce geste éveilla mes pires soupçons ; je me promis de m’occuper de lui comme je m’occupais des ânes, dès que nous serions de retour à la maison ce soir-là. Il lui fallait également une tenue plus adéquate.

— Vous ne pouvez attendre de ma part une réponse sensée, madame Emerson, répondit-il. Je ne connais rien à l’archéologie. Comme tous les ignorants, j’aimerais vous voir dégoter des bijoux et de l’or. Je crois que le mieux dans ce cas serait de fouiller dans les tombeaux privés à proximité.

Je lançai à Emerson un coup d’œil entendu, ou, du moins, j’essayai de le faire. Il ne me regardait pas.

— Vous êtes trop modeste, monsieur Nemo, dis-je. Votre remarque révèle une plus grande connaissance de l’archéologie que vous ne le prétendez.

— Oh, j’ai appris tout cela auprès de maître Ramsès ici présent, repartit Nemo calmement. En marchant il m’a fait un cours sur les principes des fouilles. Eh bien, Professeur et madame Emerson… Qu’avez-vous décidé ? Que peut faire un simple novice pour vous aider ? Je peux manier une pioche ou une pelle avec les hommes.

Emerson caressa sa fossette au menton, comme c’est son habitude quand il est perdu dans ses pensées. Il finit par déclarer d’un ton péremptoire :

— Ramsès, toi et Abdullah pouvez commencer par la chaussée. Cessez tout de suite si vous rencontrez de la pierre ou de la brique. Il faut que je fasse un relevé préliminaire avant que nous ne déplacions le moindre objet, mais comme vous avez plusieurs tonnes de sable à remuer, je devrais avoir fini avant vous.

Ramsès fronça les sourcils.

— Il est inutile qu’Abdullah supervise le travail avec moi, Papa, puisque je suis tout à fait capable de le faire moi-même, et qu’il vaudrait mieux l’employer à…

— Tais-toi, Ramsès, dis-je.

— Oui, oui, mon garçon, dit Emerson. (Il ajouta :) Nemo, allez avec Ramsès. Il vous expliquera ce qu’il faut faire.

— Je n’en doute pas, observa-t-il.

Nous nous dispersâmes, nous rendant chacun à notre poste. Quant à moi, j’étais censée aider Emerson pour le relevé. Certes, Morgan avait déjà pratiqué un relevé, mais Emerson n’avait pas la moindre confiance dans les capacités du Directeur du Service des Antiquités. « Ces Français ne savent même pas compter correctement, Peabody. Pas étonnant, avec leur ridicule système métrique. ».

Tout se passa sans anicroches. Comme je l’ai dit, Abdullah était tout aussi capable que la plupart des archéologues confirmés, et lorsque je levai les yeux de mon propre travail, je vis les hommes creuser avec une telle ardeur qu’ils étaient enveloppés d’un fin nuage de poussière. Une ribambelle d’enfants faisaient en courant la navette entre les hommes et la décharge éloignée, où ils vidaient leurs paniers avant de revenir les remplir derechef.

Nous nous arrêtâmes pour nous reposer et nous restaurer quelque peu à neuf heures trente. Nous étions sur le point de reprendre le travail quand l’un des hommes cria en tendant le doigt. Quelqu’un approchait. Le nouveau venu était européen, à en juger par sa tenue, et il venait à pied du désert, depuis le nord.

— Malédiction, lâcha Emerson, qui déteste être interrompu dans son travail par des visites. Occupez-vous de lui, Peabody, grogna-t-il en saisissant son théodolite. Je me suis promis que cette saison je ne souffrirais pas d’être constamment dérangé par des touristes oisifs.

— Il n’a pas l’air d’un touriste, dis-je. Sa démarche est plutôt incertaine, vous ne trouvez pas, Emerson ? Je me demande s’il n’est pas pris de boisson.

— Mmmm, fit Emerson. En réalité, il me dit quelque chose. Qui est-ce, Peabody ?

Le visage, dont les traits devenaient de plus en plus reconnaissables à mesure que l’homme approchait, était décidément un visage que j’avais déjà vu, mais j’étais incapable de mettre un nom dessus. C’était un jeune homme à l’air avenant, de taille moyenne, au physique maigre et nerveux. Le seul élément singulier chez lui, c’était son teint bizarre, entre le grisâtre et le verdâtre.

Il nous salua par notre nom, puis ajouta d’une voix hésitante :

— Nous nous sommes rencontrés l’année dernière au Caire. Je m’appelle Quibell.

— Bien sûr, fis-je. Voulez-vous vous joindre à nous, monsieur Quibell ? Je n’ai à vous proposer que des œufs durs et des toasts froids…

— Non, merci. (Quibell frissonna et ses joues verdirent encore un peu plus.) Pardonnez-moi si j’en viens tout de suite à la raison pour laquelle je vous dérange…

— Cela serait très aimable, dit Emerson. Je croyais que vous étiez avec Petrie cette année.

— En effet.

— Mais Petrie est à Thèbes.

— Il a commencé à Saqqarah, et il a laissé plusieurs d’entre nous finir de répertorier les tombeaux privés, expliqua Quibell. Quand j’ai appris que vous étiez à Dahchoûr, j’ai pris la liberté de vous demander un service. Je connais la réputation de médecin de Mme Emerson…

— Ha, fit Emerson.

— Je vous demande pardon, Professeur ?

— Rien, dit ce dernier.

— Oh. Je croyais que vous aviez dit… Bref, pour parler sans fard, nous sommes tous assez patraques en ce moment, et j’ai pensé que je pourrais sans doute demander un remède à Mme Emerson. Ce qu’il me faut, à mon avis, c’est une bonne dose d’ipacanana.

— D’ipecacuana, le corrigeai-je.

— Oh, oui… bien sûr. Merci, madame Emerson.

— De quoi souffrez-vous au juste ? s’enquit Emerson.

Il devait soupçonner la vérité. Le ravissement qui commençait à gagner son visage n’était vraiment pas à son honneur.

— C’est évident, Emerson, expliquai-je. Le dégoût de M. Quibell pour la nourriture et son teint caractéristique indiquent un trouble digestif.

— Une intoxication alimentaire ! s’exclama Emerson, étouffant de rire. C’est une intoxication alimentaire, n’est-ce pas, Quibell ? Les gens qui travaillent avec Petrie souffrent toujours d’intoxication alimentaire. Il ouvre une boîte de conserve, en mange la moitié, la laisse traîner dans quelque tombeau malsain, et il s’attend à ce que les membres de son équipe la finissent… Ha, ha, ha !

— Emerson, je vous en prie, m’écriai-je, indignée. Vous devriez avoir honte. En présence de ce pauvre M. Quibell, vert comme un pois à la suite d’une indigestion…

— Des petits pois, fit Emerson la bouche grande ouverte. Oui, je sais que Petrie apprécie tout spécialement les petits pois en boîte. Très bon, Peabody.

Quibell prit loyalement la défense de son chef.

— Ce n’est pas la faute du professeur Petrie. Vous savez qu’il travaille sans beaucoup de moyens pécuniaires et il n’a jamais eu le moindre trouble lui-même…

— Non, cet homme digère comme un chameau, acquiesça Emerson, s’efforçant de se calmer. Je vous demande pardon, Quibell. Rire était extrêmement déplacé. Mais les excentricités de Petrie sont une source de grand amusement pour un gars simple et direct comme moi.

Les larges yeux de Quibell passèrent d’Emerson, nu-tête sous le soleil de plomb, à moi, puis à Ramsès, qui donnait à Bastet sa leçon quotidienne. « Au pied, s’il te plaît » lui ordonnait-il, et la chatte se mit à le suivre aussitôt.

Mais, comme je l’ai déjà dit, en dépit de ses manières abruptes, Emerson a le meilleur des cœurs. Après que Selim eut rapporté la bouteille d’ipecacuana, ainsi que quelques autres remèdes jugés utiles, Emerson dit à Quibell de revenir nous voir s’il avait besoin de quoi que ce soit, et tint absolument à lui prêter un âne et une escorte pour le retour.

— Pour Petrie, dix kilomètres à pied, ce n’est rien, observa-t-il en donnant au jeune homme une claque dans le dos avec tant d’amicale vigueur qu’il en chancela. Pour moi non plus, bien sûr. Je fais ça tout le temps. Mais dans votre état de faiblesse… Êtes-vous sûr que vous ne voulez pas vous reposer un peu avant de repartir ? Mme Emerson serait ravie de vous mettre au lit et de vous soigner.

— Merci, Professeur, mais je dois revenir tout de suite. Je ne suis pas le seul malade, et les autres attendent d’être soulagés.

— N’ai-je pas entendu dire qu’il y avait une jeune demoiselle avec le professeur Petrie cette année ? demandai-je.

Les joues de M. Quibell s’empourprèrent. L’adjonction de rose au vert d’origine produisit une teinte des plus singulières, sorte de puce marbré.

— Il y a trois demoiselles en fait, répondit-il. Ma sœur et… euh… deux autres. C’est principalement en raison de sa… de leur présence que je suis venu.

Quibell s’éloigna, accompagné par l’un de nos hommes. Il avait l’air décidément mal en point, et une fois qu’il eut disparu, je dis à Emerson :

— Je devrais peut-être aller à Saqqarah. Quand je pense à ces jeunes demoiselles toutes seules et malades…

— Ne faites pas la mouche du coche, Amelia, observa mon tendre époux.

 

Apparemment et en réalité, la visite de M. Quibell était l’un de ces incidents banals dont est émaillée la vie de gens dans notre situation. Pourtant elle eut des conséquences des plus dramatiques, et Quibell lui-même, qui en provoqua innocemment certaines à son insu, aurait été aussi surpris que nous autres de ce qui s’ensuivit.

Ces conséquences ne se manifestèrent qu’en fin d’après-midi. Emerson était plus décidé que jamais à ce que nous campions près de la pyramide au lieu de rester dans la maison. Ses arguments étaient convaincants, et j’étais retournée sur le site avec lui afin d’inspecter l’anfractuosité qu’il avait repérée.

En Haute Égypte, là où le fleuve a creusé un profond sillon dans le plateau calcaire, de nombreux tombeaux sont creusés à flanc de colline. Bien nettoyées et balayées, ces chambres vides constituent d’admirables logements. Je parle évidemment des chambres supérieures des tombeaux, de celles qui servaient de chapelles. Car les chambres funéraires proprement dites se trouvent très enfoncées dans les collines, parfois au fond de puits profonds. Ici au nord, la plupart des tombeaux sont du type connu sous le nom de mastabas, d’après les bancs de pierre dont les formes sont imitées par les superstructures de ces tombeaux. Lorsque celles-ci ont subsisté, elles ont pu être transformées en lieux d’habitation fort agréables, mais jusqu’ici nous n’avions rien trouvé de tel. Le trou qu’avait découvert Emerson n’était que cela : un vilain trou dans le sol.

Toutefois, je pris plaisir à me promener dans la plaine stérile en donnant la main à Emerson. Mon humeur enjouée fut seulement un peu tempérée par l’insistance d’Emerson qui ne cessait de répéter qu’il nous fallait seulement un bout de toile à tendre par-dessus son fichu trou. Il nous fallait des tentes à tout le moins, et j’étais bien décidée à avoir des tentes. Si je ne pouvais me procurer le matériel nécessaire à Menyat Dahchoûr, il faudrait tout simplement que je fasse le voyage jusqu’au Caire.

Nous avions escaladé une crête afin d’avoir une plus belle vue, et peut-être aussi pour distinguer à la faveur des ombres qui s’allongeaient quelque élément remarquable du paysage qui n’eût pas été visible sous les rayons directs du soleil. Comme toujours, mes yeux furent attirés vers l’ouest, là où les flancs des pyramides se profilant contre le coucher de soleil avaient viré au brun foncé. Rien ne bougeait dans cette plaine vide, et l’on n’entendait pas le moindre bruit à l’exception de nos voix, dont le volume avait fortement monté, je le crains, au cours de notre discussion à propos des tentes. Lorsque nous cessâmes de parler, ce n’était pas parce que nous avions trouvé un compromis, mais parce que nous avions compris que nous n’en trouverions pas. Le silence qui suivit fut tellement oppressant que ce fut un véritable saisissement de l’entendre rompu par le son d’une voix humaine.

Nous nous tournâmes comme un seul homme (si je puis dire) et nous aperçûmes, debout sans bouger sur le sol plat au pied du monticule, la silhouette d’une femme. Les ombres gris-bleu estompaient ses traits, et l’espace d’un instant de surprise, je crus voir mon propre reflet dans un miroir poussiéreux. La masse sombre des cheveux dénoués était de la même teinte que les miens ; les bottes montantes et l’ample pantalon ressemblaient aux miens ; la forme même du corps, s’évasant au-dessus et en dessous de la ceinture serrée à la taille, était celle de mon corps.

Je me rappelai la vieille légende du Doppelgänger, ce double mystérieux dont l’apparition annonce l’approche de la mort, et je dois avouer qu’un frisson de terreur passagère me glaça les sangs. Emerson fut pareillement affecté. « Oh, bon sang », prononcé à voix basse, révéla la profondeur de son émotion, et son bras me serra contre lui, comme s’il eût défié la Grande Faucheuse en personne de m’arracher à lui.

La femme en contrebas frémit comme une mare d’eau ténébreuse dans laquelle on jette une pierre. Elle chancela, s’affaissa lentement vers l’avant et demeura allongée, immobile.

L’envoûtement cessa. Ce n’était pas un esprit que j’avais vu, mais une femme bien vivante – vivante, du moins, jusqu’à cet instant. Mais comment elle était venue ici, et pourquoi, étaient des mystères presque aussi insondables que le mystère ultime de la vie et de la mort.

Je dégringolai la pente, Emerson sur mes talons, et m’agenouillai à côté de la forme étendue. Le costume de la femme était assurément semblable au mien, mais il n’y avait pas d’autre ressemblance, en dehors de la couleur de ses cheveux. Malgré sa pâleur mortelle, elle avait manifestement quelques années de moins que moi. Une paire de lunettes cerclées d’or avait été déplacée dans sa chute. Les cils qui assombrissaient ses joues terreuses étaient longs et bouclés.

— C’en est trop, crénom, déclara solennellement Emerson. Vous savez, Amelia, que je suis le plus tolérant et le plus charitable des hommes. Je suis tout prêt à tendre la main aux malheureux, mais deux dans la même journée, c’est abuser de ma bonne nature. Euh… Elle n’est pas morte, j’espère ?

— Elle paraît évanouie, répondis-je. Soulevez-lui les pieds, Emerson, si vous le voulez bien.

Emerson enserra de sa grosse main brune les fines chevilles de la jeune fille et les souleva avec tant de bonne volonté que ses membres formaient un parfait angle droit avec son corps. Je rectifiai cette légère erreur, débouchai ma bouteille d’eau et aspergeai le visage de la jeune fille.

— Elle ne bouge pas, dit Emerson, le tremblement de sa voix virile trahissant le côté tendre de sa nature, que peu de gens en dehors de moi ont le privilège de connaître. Êtes-vous sûre…

— Parfaitement. Son pouls est fort et régulier. Vous pouvez lui lâcher les pieds à présent, Emerson… Non, non, ne les laissez pas tomber, abaissez-les doucement.

Une fois son inquiétude apaisée, Emerson retrouva ses manières naturelles.

— C’est vraiment inqualifiable de la part de Petrie, grommela-t-il. Peu lui importe que ses subordonnés tombent comme des mouches, oh ça non : il sait qu’ils se précipiteront chez nous pour déranger notre travail. Il faudra que je lui dise ma façon de penser la prochaine fois que je le verrai. Manquer d’égards à ce point-là, être infernal à ce…

— Vous croyez que c’est l’une des assistantes de Petrie ? l’interrompis-je.

— Mais enfin, de qui d’autre pourrait-il s’agir ? Quibell a dit que les jeunes demoiselles étaient malades. Cette jeune fille a dû changer d’avis et décider de ne plus travailler avec ce fou de Petrie. Cela montre qu’elle a de la jugeote. Pourquoi ne se réveille-t-elle pas ?

— Je crois qu’elle est en train de reprendre connaissance, dis-je. (En réalité, j’étais certaine que la jeune fille avait repris connaissance depuis un certain temps, et j’avais ma petite idée sur la raison pour laquelle elle l’avait dissimulé.)

— Bien.

Emerson scruta le visage de la jeune fille, respirant si anxieusement que les lunettes de cette dernière en étaient tout embuées. Je les avais remises en place après lui avoir aspergé le visage, mais je me demandais bien ce qu’elle pouvait voir à travers, car elles semblaient faites de simple verre à carreau.

— Naturellement, je suis heureuse d’aider toute personne malade, dis-je en regardant les battements de cils et les petits mouvements de lèvres qui indiquaient qu’elle reprenait connaissance. (Elle faisait cela vraiment très bien ; elle avait dû faire pas mal de théâtre amateur.) Mais j’espère qu’elle ne compte pas rester avec nous. Le professeur Petrie imaginerait sans doute que nous avons délibérément débauché l’une de ses assistantes.

— Depuis quand est-ce que je me soucie des opinions absurdes de Petrie ? Il pense de moi pis que pendre quoi que je fasse. C’est elle qui décidera, bien sûr, mais une paire de bras supplémentaires serait la bienvenue. Et vous apprécieriez d’avoir la présence d’une autre femme.

Le ridicule de sa remarque me fit glousser.

— Je ne suis guère du genre à avoir besoin d’une compagne, Emerson. J’ai suffisamment à faire comme ça.

— Non, Amelia, non. Votre cerveau en ébullition cherche continuellement à s’employer. Voilà pourquoi vous vous mêlez d’enquêtes policières et concoctez des théories insensées à propos de maîtres…, à propos de conspirations criminelles. Peut-être que, si vous aviez une jeune femme à former en archéologie, vous ne seriez pas aussi encline à pourchasser des meurtriers. Bon sang, je n’ai jamais vu quelqu’un mettre aussi longtemps à reprendre connaissance après un évanouissement. Faut-il que je lui gifle les joues ou les mains ?

Cela ne tomba point dans l’oreille d’une sourde. Ayant senti avec quelle vigueur Emerson l’avait empoignée, elle eut la sagesse de s’épargner une… légère tape sur le visage. Elle ouvrit les yeux.

— Où suis-je ? s’enquit-elle avec un déplorable manque d’originalité.

— Tout simplement là où vous espériez être, s’exclama Emerson. Avec moi et Mme Emerson, Mademoiselle… Comment vous appelez-vous ?

J’attendais avec grand intérêt la réponse de la jeune femme. Laquelle ne tarda point. Sa brève hésitation serait passée inaperçue de quelqu’un n’ayant pas lieu d’en soupçonner les raisons.

— Marshall. Enid Marshall.

Emerson s’assit sur un rocher et la regarda, le visage radieux.

— Eh bien, Miss Marshall, vous avez pris une sage décision en quittant Petrie. C’est un assez bon savant – j’en ai connu de plus mauvais –, mais aucune personne sensée ne saurait vivre comme il le fait. Toutefois, vous n’avez guère été raisonnable, me semble-t-il, de venir à pied de Saqqarah dans votre état.

— Mon… mon état ? souffla la jeune fille.

— Peu importe, poursuivit Emerson. Mme Emerson vous fera avaler des doses de soufre et d’ipecacuana, et vous serez rétablie en un rien de temps. Je vais vous porter jusqu’à notre maison…

— Non, merci. Je peux très bien marcher.

Avec mon aide, Enid – pour l’appeler par le nom qu’elle avait choisi – se mit debout. Elle avait l’air un peu hébétée, et cela n’avait rien d’étonnant. Emerson l’avait cataloguée, l’avait étiquetée, et avait explicité les motivations de la jeune fille avec une telle conviction que même une femme ne cherchant pas à dissimuler sa véritable identité aurait pu se demander qui elle était vraiment…

Moi, bien entendu, je savais de qui il s’agissait. Emerson s’était laissé abuser, non seulement parce qu’il était ravi de jouer un tour à M. Petrie, mais aussi en raison de l’incapacité pitoyable de la gent masculine à voir plus loin qu’une robe à fanfreluches et qu’une touche de rouge à lèvres. Les yeux foncés qui avaient pétillé de rire étaient maintenant craintifs et sans éclat ; les traits délicats étaient tirés et livides ; mais c’étaient indubitablement ceux de la demoiselle anglaise disparue, Miss Debenham.

L'ombre de Sethos
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